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Prélude au travail de la matière « temps »

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“À titre indicatif, le Dictionnaire de l’éducation, Paris, Presses Universitaires de France, 2017, 887 p. ne comporte pas d’entrée « Temps », « Temporalité » ou « Durée ». Il en est de même pour son index des notions. La situation est similaire pour…”

Le texte qui suit introduit le chapitre 5 de la thèse, intitulé « Temps et rythmes du dispositif ». Il est téléchargeable ici.

Notre société est structurée autour d’une fantastique autodiscipline du temps. Nous ne saurions imaginer comment il pourrait en être autrement. (Philippe Zarifian, Temps et modernité, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 19)

Un objet central

Sans cesse, le temps

J’ai maintes fois entendu des propos similaires à ceux qui suivent : « Je suis en 3e année. », « Aujourd’hui, j’ai 2 h de cours de sociologie. », « Vous avez 30 minutes ! », « 42 h de méthodologie, cela me semble trop ! », « Je suis responsable des deuxièmes années », « Ils ont eu seulement 2 heures pour répondre à ces questions. » Étudiants, formateurs permanents, vacataires, à l’occasion des réunions, des cours, des temps informels, se prêtent tous à ces énoncés situant leur réalité dans le temps.

De même, lorsqu’un cadre pédagogique me sollicite pour une intervention, il est d’usage qu’il me communique plusieurs repères temporels, à l’instar des informations contenues dans ce courrier électronique :

Serais‑tu disponible et intéressé ? Dans l’idéal cette intervention pourrait avoir lieu le mardi 6 mars après‑midi (13 h 30/17 h). » (mail d’un cadre pédagogique)

Ce type de demande est habituellement accompagné du « déroulé du cours », document qui présente, sous la forme d’un tableau, l’agencement dans le temps des différents contenus, consignes et intervenants d’un module. Il propose, aux divers acteurs, une vue d’ensemble des dates et des horaires, tout en les comptabilisant.

Par ailleurs, le dispositif subit quotidiennement des accrochages temporels. Tel étudiant ne rend pas son écrit à la date prévue. Les délais donnés pour réformer un cursus complet de formation semblent trop courts du fait de la surcharge de travail actuelle. Une étudiante arrive régulièrement en retard. Ou encore, une formatrice apprend que les créneaux demandés, pour l’accompagnement de l’écrit certificatif qu’elle organise, n’ont pas été intégrés tels qu’elle le souhaitait au calendrier de l’année à venir, ainsi qu’elle me l’écrit dans ce mail :

Mais le pire c’est que j’ai découvert la semaine dernière le calendrier de la 2e année et c’est l’enfer pour accompagner les étudiants à la certification d’avril… et ce n’est pas comme si j’avais fait des demandes en amont ??

Bref je dois tout revoir et proposer quelque chose de cohérent avec ce que j’ai pour un passage de certification en 3e année !

Par conséquent, dès qu’une personne est impliquée dans les formations sociales, ses échanges avec les autres mobilisent continuellement des éléments liés au temps : des repères temporels (dates, années du dispositif), des mesures (nombre d’heures, de semaines) ainsi que des articulations entre les deux. Je me suis donc proposé de l’envisager comme une matière sans cesse manipulée. Au cœur de cette activité, les cadres pédagogiques manient presque littéralement ce matériau en déplaçant, en agrégeant, en précisant, en remplissant, en étirant, en négociant des durées, des dates, des agencements. Et ce faisant, ils essaient d’articuler d’autres personnes à la trame temporelle ainsi produite, à l’instar de cette cadre pédagogique qui m’a appelé pour que je déplace une série d’interventions du matin à l’après‑midi, pour permettre à une formatrice extérieure d’intervenir, malgré son emploi du temps qui venait de changer du fait d’un nouveau poste. S’attarder sur le temps offre alors un poste d’observation intéressant pour comprendre la fabrication de la formation.

Un détour par l’Israël antique

Pour accentuer cet intérêt, je propose au lecteur d’explorer une expérience formative autre que celle des travailleurs sociaux. Dans ses conseils méthodologiques, Becker affirme l’importance de multiplier les cas étudiés, pour mettre en lumière de nouveaux paramètres et ouvrir de nouvelles pistes d’analyse. À ce titre, il écrit sur l’utilité des histoires fictionnelles ou partiellement vraies :

Un récit imaginaire ou fictif ne prétend pas décrire fidèlement quelque chose de réel, comme on l’attend d’une recherche scientifique. Mais il nous dit comment un aspect de la réalité fonctionnerait s’il fonctionnait comme l’indique le modèle mathématique, le type idéal ou le récit. L’histoire n’est pas vraie, mais elle oriente de manière utile vers le genre de choses que l’enquête en cours doit chercher et examiner ((Howard S. Becker, La bonne focale. De l’utilité des cas particuliers en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2016, p. 157.)). 

Il exemplifie ce principe en rendant visible l’existence de diverses formes de stabilité des créations musicales. Il propose l’histoire légendaire d’un homme parfois pris par l’envie de composer de la musique. Il confectionnait alors une flûte, dans un bambou coupé à proximité de son habitation, en perçant les trous de manière à produire une gamme de notes basée sur un hexagramme de Yi King pris au hasard. Durant une journée, il explorait ce territoire musical en créant de nouvelles mélodies. Puis, le soir venu, il achevait son travail en jetant l’instrument dans les flammes. Cet homme trouvait son plaisir dans la production d’univers musicaux éphémères ((Ibid., p. 161‑162.)).

Aux côtés de cette histoire, possiblement vraie, Becker détaille le fonctionnement de la musique classique qui témoigne — tant à propos des instruments, que des systèmes de notation, des techniques de jeu et de la diffusion — d’une forte stabilité au cours du dernier siècle. Puis il propose un troisième exemple, en la personne d’Harry Partch. Ses instruments excentriques et ses gammes nouvelles l’ont obligé, pour que ses compositions soient jouées, à former des musiciens à ses nouveaux engins, codes et techniques. Pour ce, il devait trouver des personnes intéressées par l’expérimentation musicale. Et bien souvent, c’est auprès d’étudiants qu’il reçut l’intérêt recherché. Ce n’est qu’à ce prix qu’il a pu voir sa musique venir à la vie et entrer dans l’Histoire.

Le contraste qui s’établit entre ces trois exemples attire le regard sur la stabilité, plus ou moins grande, de la musique, qui court d’une mélodie éphémère à la possibilité qu’une partition soit jouée de la même manière par différentes personnes, à des décennies et des kilomètres d’écart. Il suscite alors un questionnement quant à ce qui permet à une musique de perdurer, sans devoir se réinventer chaque jour.

À l’instar de Becker, je propose à mon lecteur un détour par la Judée du premier siècle, à travers le résumé d’une histoire qui rend visible la multiplicité des temporalités impliquées dans le phénomène formatif à travers les âges. D’un certain point de vue, les évangiles racontent l’histoire d’une formation. Jésus assemble autour de lui douze hommes qu’il appelle à le suivre ((Dans la manière de mener le récit, je m’appuie sur les écrits de chercheurs qui, inspirés de l’ANT ou simplement en accord avec ses propositions, étudient les pratiques religieuses et spirituelles de l’intérieur, en laissant place aux « herméneutiques pratiques élaborées par les humains » (É. Claverie). Ils refusent ainsi de considérer ces pratiques comme des « croyances », dont il faudrait décoder l’utilité sociale, au‑delà du sens que les humains y donnent. De plus, ces chercheurs considèrent les entités spirituelles comme des acteurs dont l’action doit être retracée.

Christophe Pons, « Jésus aux îles Féroé, ou comment se réinvente la relation au divin » dans Sophie Houdard et Olivier Thiery (eds.), Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 338‑349 ; Élisabeth Claverie, « Parcours politique d’une apparition », Archives de sciences sociales des religions, 2009, vol. 145, no 1, p. 109‑128 ; Catherine Gransard et Tobie Nathan, « Un feu sans fumée. Conversation avec les djinns » dans Sophie Houdard et Olivier Thiery (eds.), Humains, non‑humains, op. cit., p. 350‑358.)). Ces derniers le feront quotidiennement durant trois années et demie. Ils écouteront longuement le maître, puis échangeront, marcheront, mangeront et débattront avec lui. À travers ce cheminement, ils vivront une transformation ((Michel Alhadeff-Jones, « Pour une conception rythmique des apprentissages formateurs », Phronesis, 2018, vol. 7, no 3, p. 43‑52.)), celle du passage d’une vision messianique du monde à une autre, si différente qu’elle fut acceptée par peu de judaïsants de leur époque.

Ce périple se fera en dehors de l’espace clos de la classe, le plus souvent à l’occasion de prêches en plein air ou au cours de repas, durant lesquels les disciples apprendront en écoutant le maître — bien plus longtemps que les 45 minutes aujourd’hui recommandées — s’adresser aux foules, en le regardant faire et en recevant de lui des enseignements en aparté. Ils seront même envoyés pendant un temps pour pratiquer et annoncer le même message dans d’autres territoires.

Ce qui saute probablement aux yeux de l’homme moderne est la relation de pouvoir entre cet homme appelé « Maître » et ceux qui le suivent. Il n’est pas question d’accompagnement ou d’apprenants. Les disciples sont appelés à appliquer les préceptes qui leur sont enseignés et non, à produire leurs propres savoirs ((Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple. Le prix de la grâce, Genève, Labor et fides, 2009, p. 58 ; A. Kuen, Jésus, Paul et nous, op. cit., p. 10.)).

Pour ma part, ce qui m’intrigue est une dimension moins visible, moins surprenante et pourtant, peut‑être, bien plus détonante d’avec notre époque que cette relation formative. Le lecteur moderne ne retrouvera pas dans les récits des évangiles toutes ces unités temporelles qui peuplent aujourd’hui les centres de formation. Jamais un disciple ne court de peur de manquer le début d’un examen. Jésus ne s’affaire pas à organiser 28 heures d’eschatologie ((Thématique théologique portant sur les temps de la fin. Aujourd’hui, l’eschatologie est un domaine d’étude et peut faire l’objet d’un module de cours.)) dans les semaines encore disponibles. De même, les disciples ne cherchent pas à valider le bon nombre de crédits ECTS pour valider un diplôme. Seuls les Monty Python auraient pu raconter ainsi cette histoire.

Même si elle ne mobilise pas nos repères temporels actuels, cette formation n’est pas hors du temps. Le lecteur trouvera plusieurs indices des jours et des moments de la journée qui permettent de situer les évènements ((Le système temporel différait d’ailleurs du nôtre : mois lunaires, autre mode de nomination des heures, début des jours de la semaine en fin de journée, etc.)). De plus, les éléments temporels du récit inscrivent cette formation dans le rythme de la vie religieuse du judaïsme de l’époque. Le récit se déroule au fil des Pâques et autres fêtes des huttes. Pour les traditions théologiques catholique et protestante, chacune de ces fêtes prescrites par Dieu au peuple juif dans les temps anciens, symbolisait de façon prophétique quelque chose du Christ à venir ((John Stott, La croix de Jésus-Christ, Charols, Éditions Grâce & vérité, 2013, p. 169‑189.)) qui accomplit alors leur signification par son ministère terrestre puis céleste. La formation des disciples auprès du Messie attendu se déroule, essentiellement, dans la trame de l’histoire de la relation de Dieu à l’humanité ((Dietrich Bonhoeffer, Qui est et qui était Jésus-Christ ? Cours de christologie à Berlin, 1933, Genève, Labor et fides, 2013, p. 160‑163.)). Elle est logée au creux du plan « cosmique » du Salut des hommes ((François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012, 321 p.)), dans le temps de l’accomplissement de prophéties anciennes ((Henri Blocher, La doctrine du Christ, Vaux-sur-Seine, EDIFAC, 2002, p. 30.)). Pour eux, il n’existe pas d’heures, pas de modules, pas de curriculum. Les heures sont principalement celles des grands évènements de la vie du monde. Et le futur annoncé est eschatologique ((Jean-Louis Schlegel, « Contre l’apocalypse, l’espérance de la prophétie », Esprit, 2017, no 1, p. 97‑108.)), voire déjà présent ((Simon Claude Mimouni, « Les actions et les paroles de Jésus » dans Simon Claude Mimouni et Pierre Maraval (eds.), Le christianisme des origines à Constantin, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 93‑114.)), et n’a rien de commun avec des perspectives de débouchés professionnels.

Là où nos heures, réparties en modules, étalées sur des semaines et années, nous paraissent naturelles, la théologie chrétienne nous permet d’entrevoir que la formation peut être inscrite dans un temps radicalement différent. Ce récit invite alors à approfondir la question des temporalités des formations sociales et ce qui les caractérise. Si les temps anciens mobilisaient Dieu, un Messie, un peuple, des paroles prophétiques, des rites religieux, le temps long des millénaires et l’histoire de l’humanité dans son ensemble, quelles sont les entités qui, aujourd’hui, font le temps des formations ? Quelles sont les manipulations auxquelles elles donnent lieu ?

Réfléchir à la matière‑temps me semble d’autant plus important que ce composant n’est que peu étudié dans les sciences de l’éducation. L’univers formatif est analysé à travers les concepts de compétences, d’ingénierie, de dispositif, de Sujet, de l’identité, des postures professionnelles, de la professionnalisation, etc. Autrement dit, le discours scientifique mobilise surtout des entités propres à ce domaine, ainsi qu’à celui du travail. La notion de temps est régulièrement présente dans ces travaux. On donne sa longueur ou bien l’on disserte sur le passage d’une période à une autre dans les dispositifs d’alternance. Mais, il n’est jamais au centre de l’analyse comme un être qui compterait. Il n’est pas étudié pour lui‑même ((À titre indicatif, le Dictionnaire de l’éducation, Paris, Presses Universitaires de France, 2017, 887 p. ne comporte pas d’entrée « Temps », « Temporalité » ou « Durée ». Il en est de même pour son index des notions. La situation est similaire pour Philippe Carré et Pierre Caspar, Traité des sciences et des techniques de la formation, 3ème édition, Paris, Dunod, 2016, 619 p. Et le survol (en 2017) du catalogue de la revue Éducation Permanente permet aussi de voir que le temps n’est pas une dimension suffisamment centrale pour faire l’objet d’un numéro. Si dimension temporelle il y a dans le titre, soit elle est sous‑entendue — dans la notion d’alternance par exemple —, soit elle ne sert qu’à préciser une période historique.)), en tant que constituant des dispositifs et comme pouvant être fait de différentes temporalités. Il joue le simple rôle d’élément de cadrage, comme s’il était uniforme et égal, dans toutes les sphères sociales et toutes les époques ((À titre indicatif, le Dictionnaire de l’éducation, Paris, Presses Universitaires de France, 2017, 887 p. ne comporte pas d’entrée « Temps », « Temporalité » ou « Durée ». Il en est de même pour son index des notions. La situation est similaire pour Philippe Carré et Pierre Caspar, Traité des sciences et des techniques de la formation, 3ème édition, Paris, Dunod, 2016, 619 p. Et le survol (en 2017) du catalogue de la revue Éducation Permanente permet aussi de voir que le temps n’est pas une dimension suffisamment centrale pour faire l’objet d’un numéro. Si dimension temporelle il y a dans le titre, soit elle est sous‑entendue — dans la notion d’alternance par exemple —, soit elle ne sert qu’à préciser une période historique.). Il est un acquis dont les présupposés ne sont pas remis en question ((Ibid.)).

Quatre interrogations ont guidé mon exploration du dispositif à partir de la perspective temporelle. Pour commencer, je me suis demandé quelles entités, ayant trait au temps, sont manipulées par les acteurs. Ensuite, j’ai voulu comprendre quels éléments participent à produire et spécifier cette matière‑temps. Puis je me suis intéressé aux manipulations effectuées sur ces entités. Pour terminer, un quatrième axe de questionnement a vu le jour durant l’écriture du chapitre. J’ai tenté de réfléchir les conséquences de l’importance du type de temps qui émergeait de mon analyse.

Cette réflexion s’est accompagnée de l’impression d’être face à un matériau aux multiples facettes. Le temps est fait de repères calendaires, comme des dates de rentrée, de commencement d’un module ou de rendu d’un écrit. Mais il est aussi une articulation de durées : les 3 années de formation, les 42 heures de méthodologie ou le temps d’un oral. Il est présent dans de nombreux documents — c’est un temps prévu —, mais il est aussi une expérience quotidienne pour les acteurs — un temps éprouvé, voire éprouvant. La temporalité est celle des étudiants, tout comme celle des formateurs, ainsi que du comptable qui suit minutieusement la quantité d’heures de cours à payer.

Cette matière a ces multiples facettes, car dès qu’elle est manipulée, à travers un tableau, un texte de loi ou le discours de quelqu’un, elle est associée à d’autres entités — des thématiques, des salles, des compétences, des consignes, etc. — qui lui donnent différentes caractéristiques. Ce n’est que couplé à d’autres acteurs que le temps existe dans les formations sociales. Il n’est jamais pure temporalité, mais toujours « temporalité de… » : du temps rapporté à d’autres choses, du temps occupé par d’autres éléments. Ainsi, partir du temps est une manière d’étudier la fabrique de l’ensemble.

Le temps de la théorie

En tentant de saisir le phénomène temporel, la philosophie occidentale a mis en tension un « temps cosmologique » (objectif) et un « temps phénoménologique » (subjectif) ((Michel Lallement, « Du temps aux régimes de temporalités sociales. Éléments sur le parcours épistémologique de Claude Dubar », Temporalités, 2017, no 25, en ligne : http://journals.openedition.org/temporalites/3745 [consulté le 14/10/2018].)). Mais, ces propositions ont souvent été jugées insatisfaisantes ((Claude Dubar, « Temporalité, temporalités : philosophie et sciences sociales », Temporalités, 2008, no 8, en ligne : http://journals.openedition.org/temporalites/137 [consulté le 14/10/2018] ; M. Lallement, « Du temps aux régimes de temporalités sociales », art cit.)) par les sociologues, selon lesquels elles n’analysent pas le caractère construit ((M. Lallement, art. cit.)) du temps. Sans réel travail empirique ((Michel Lallement, « Une antinomie durkheimienne… et au-delà. Regards sociologiques sur le temps et les temporalités », Temporalités, 2008, no 8, en ligne : http://journals.openedition.org/temporalites/72 [consulté le 07/08/2018].)), elles ne réussissent pas à articuler les dimensions objective et subjective de manière probante et concrète. La perception philosophique du temps reste donc prise dans une aporie ((C. Dubar, art. cit.)).

Pour en offrir une compréhension renouvelée, les sciences sociales ont repris ce paradoxe fondateur, en l’explorant sur le terrain, pour finalement théoriser l’existence de multiples temporalités ((Ibid.)) Le temps est considéré comme englobant, collectif et objectivé par des repères formels ainsi que des outils de mesure ((N. Élias, « Introduction », Du temps, op. cit.)). Il joue alors le rôle de cadre partagé et imposé qui porte l’articulation des activités sociales ((M. Lallement, « Une antinomie durkheimienne… et au-delà », art cit.)). Cependant, il est nécessaire de l’appréhender à travers une multiplicité de temporalités, fabriquées socialement, qui constituent autant de cadres temporels partagés à différentes échelles. Par exemple, les formations en travail social sont articulées autour de l’année universitaire, plutôt que civile. Elles s’étalent sur un nombre d’années déterminé, dans une logique semestrielle, puis s’organisent à l’échelle de chaque semaine. De son côté, l’univers du football suit une autre logique. Une rencontre sportive fonctionne selon une durée précise, scandée en différentes périodes qui augmentent selon certaines règles. Chaque match peut, quant à lui, s’inscrire dans une saison et donc, dans une organisation de différents matches, se répétant, au gré des sélections, d’une année sur l’autre. Ces deux exemples sont des temps objectifs qui témoignent de la pluralité des temporalités pour lesquelles il serait possible de saisir les éléments et processus qui leur donnent corps, ainsi que l’histoire de leur construction.

D’autre part, le temps a aussi été étudié à travers l’hypothèse de l’existence d’une pluralité de manières de s’y rapporter ((Claude Dubar et Christiane Rolle, « Les temporalités dans les sciences sociales : introduction », Temporalités, 2008, no 8, p. 2, en ligne : http://journals.openedition.org/temporalites/57 [consulté le 07/08/2018].)). Préciser le rythme d’une année de formation en travail social ne nous indique en rien comment cette dernière est vécue par un étudiant. La montée progressive de l’intensité du travail et du stress, avec l’approche du diplôme d’État et des différents écrits qu’il implique, ne nous est pas révélée. De même, l’étude du temps objectif du sport doit se doubler d’une analyse du vécu des sportifs pour en comprendre le difficile investissement psychique face au poids de la règle rationnelle ((Marc Levêque, « À la recherche du temps maîtrisé: Le rapport au temps du sportif de haut niveau », Temporalités, 2017, no 25, en ligne : https://journals.openedition.org/temporalites/3731 [consulté le 05/05/19].)).

Pour saisir la manière dont les individus se construisent en rapport à ces différents univers, régis par différents cadres de temps, la sociologie a fait l’hypothèse de l’existence, pour chaque personne, d’une « équation temporelle ((William Grossin, Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Octarès, 1996, 480 p.)) » qui définit un rapport singulier aux temporalités sociales et des articulations entre elles. La sociologie a ainsi proposé une approche qui comprend le temps comme une construction collective, à appréhender en tant que réalité objective et subjective, ainsi qu’à travers la tension entre unité et multiplicité ((M. Lallement, « Du temps aux régimes de temporalités sociales », art cit.)). Il n’est pas un cadre unique, mais une multiplicité de temporalités auxquelles les individus se rapportent de manières plurielles.

Dans ce travail, mon propos se situe principalement du côté des temporalités objectives, au moment où elles sont produites. D’une part, je ne parlerai pas de la subjectivité des acteurs. D’autre part, ceux qui m’intéressent sont à une place d’intermédiaire. Ils reçoivent un temps formalisé — celui des textes de loi associés aux commandes institutionnelles — dont ils doivent continuer la formalisation pour préparer l’expérience de formation d’autres personnes. Si tous, nous avons à jouer avec le temps, ceux‑ci le manipulent et en produisent pour d’autres personnes.

Temps spatialisé et durée

Dans son analyse des enjeux modernes des temporalités, Zarifian mobilise une distinction, établie par Bergson, entre le « temps spatialisé » et la « durée ». À propos de la première catégorie, il écrit :

C’est une approche du temps qui part d’une référence de base à l’espace. C’est le temps qui sépare deux endroits ou deux faits, saisis dans leur supposée immédiateté, et qui se trouve mesuré au travers du parcours de l’intervalle qui sépare ces deux points, en référence à un mouvement régulier (le mouvement des astres, celui d’une montre) qui, par relation, permet de le définir et de le calculer ((P. Zarifian, Temps et modernité, op. cit., p. 20‑21.)).

Ce type de temps établit une valeur temporelle externe aux évènements. Si je peux mesurer, puis comparer, le temps passé devant un film ou face à mon clavier d’ordinateur pour ma thèse, ce n’est pas du fait des caractéristiques intrinsèques de ces activités. C’est à travers cet étalon qu’est l’horloge qui découpe le défilement du temps en unités qu’elle égrène imperturbablement quoi qu’il se passe. Cette durée spatiale n’exprimera rien de la manière dont ma thèse ou ma culture cinématographique ont évolué. À travers 90 minutes, l’une comme l’autre ont pu stagner ou bien être révolutionnées. J’ai pu réaliser de grandes découvertes, autant que répéter une même chose pour la énième fois. De même, il arrive que 5 minutes de ces activités soient bien plus marquantes et fondamentales pour la suite de ma trajectoire que de nombreuses heures. Le temps spatialisé est cette mesure rendue possible par la comparaison de deux mouvements, l’un servant d’étalon à l’autre ((N. Élias, Du temps, op. cit., section 2.)), mais effaçant, par la même occasion, la possibilité d’en dire la qualité.

Pour Elias, dans un premier temps, c’est en rapport à la nature et aux phénomènes physiques ((Ibid.)) qu’a été conçue cette mesure extérieure aux activités. Ce n’est qu’à travers l’avancée des époques que le temps spatialisé s’est suffisamment détaché de ces rythmes, appréhendés par l’humain, pour être perçu comme existant en dehors des éléments naturels ((Ibid.)). La forme la plus usitée de cette spatialisation est ce que Benveniste, dans ses travaux linguistiques, appelle le temps chronique : un « temps soumis à objectivation pour offrir des repères temporels communs à l’ensemble d’une communauté humaine, pour socialiser ce qui se passe, s’est passé, se passera. C’est précisément un calendrier ((P. Zarifian, Temps et modernité, op. cit., p. 51.)). » À l’heure actuelle, même si le temps de l’horloge (heures et secondes) et le calendrier (jours, semaines, mois, années) suivent, dans le calcul de leurs unités, des phénomènes naturels (cycles astronomiques et radioactivité), l’individu occidental ne perçoit plus immédiatement ces liens. La trame temporelle artificielle s’est pratiquement substituée à ses référents naturels dont la connaissance n’est pas nécessaire pour réussir à se repérer.

Pour sa part, Zarifian inscrit le temps spatialisé dans la modernité. Il précise qu’il prend sens et trouve toute son utilité dans le mode de production industrielle et capitaliste :

Le coup de force de l’économique est donc de capter à son profit l’approche spatialisée, pour créer cet espace homogène dans lequel des travaux différents pourront être évalués et comparés quant à leur temps. Et le travail, dans sa texture singulière et qualitative, dans l’intelligence de l’action que le sujet engage, doit se plier à cette mesure quantitative homogène au sein de cet espace (qu’il faut à juste titre dénommer un espace abstrait, l’espace du travail abstrait) ((Ibid., p. 48.)).

Il lui donne une autre fonction que la simple coordination pratique des activités ((N. Élias, Du temps, op. cit.)). Il analyse son pouvoir de captation et d’imposition des procès et de la valeur du travail. Ce dernier étant un rapport social, c’est à travers lui que le temps se discipline « en ce sens que les temps de la vie vont se structurer par l’encadrement d’un temps de travail qui donne le rythme de la vie quotidienne ((Simon Roulley (Le), « La saturation du temps social. Éléments de réflexion sur les conditions de possibilité d’un droit au temps comme modalité d’un droit à la ville », Variations. Revue internationale de théorie critique, 2017, no 20, en ligne : http://journals.openedition.org/variations/863 [consulté le 11/09/2018].)) ». L’action se trouve soumise à ce principe, plutôt que ce dernier soit à son service. Le temps spatialisé est donc un élément fondamental des activités modernes, de même que des rapports de pouvoir qui se trament autour.

Il définit des intervalles, des espaces dont les valeurs ne se différencient que par la taille ((P. Zarifian, Temps et modernité, op. cit., p. 24.)), cette dernière étant donnée de manière quantitative. Parce qu’il est basé sur des unités de calcul (secondes, minutes, heures, etc.), le temps spatialisé n’est pas un flux continu, mais une collection d’éléments que nous mettons en mouvement, tout comme le cinéma recrée l’action. Les caméras ne captent pas les gestes des acteurs. Elles les découpent en suffisamment d’images par seconde, pour qu’en les faisant défiler rapidement devant les yeux, nous percevions un flux. Ainsi, le temps spatialisé est cette trotteuse des horloges qui saute d’une seconde à l’autre par à‑coup, comme l’action cinématographiée passe d’image en image. Il aligne des moments séparés. Entre chaque seconde, il n’y a rien qu’il puisse restituer quant à la qualité intrinsèque de la vie humaine.

Ces propositions m’amènent à formuler une remarque. Si le temps spatialisé relève de l’artificialité d’une mesure, d’une utilisation courante, ainsi que d’une forme d’imposition, alors, dans l’activité concrète, je dois pouvoir trouver les entités qui le portent et le font exister. Au‑delà de chaque situation et de leurs éléments, il est possible de remonter jusqu’au Bureau International des Poids et des Mesures (BIPM) qui assure « la réalisation de l’unité SI [système international] de temps, fondée sur une transition atomique, à un niveau d’exactitude de quelques 10-16 » ainsi que « l’établissement et la dissémination des échelles de temps fondées sur la seconde du SI ». Le temps spatialisé n’est pas seulement une entité symbolique ((N. Élias, Du temps, op. cit., section 3.)), il est le produit d’une chaîne métrologique qui permet d’assurer sa continuité, son maintien et son fonctionnement synchrone à l’échelle mondiale ((Bruno Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte/Poche, 1989, p. 411‑418.)). En bref, il doit être possible de voir comment la norme‑temps circule et à travers quelles entités la domination lui est assurée.

En opposition à ce temps spatialisé, Zarifian définit la durée qui « désigne le mouvement de transformation par lequel nous nous enfonçons dans un futur inconnu, selon une innovation radicale qui se joue à chaque instant, les mutations permanentes qu’apporte l’avancée dans cette durée ((P. Zarifian, Temps et modernité, op. cit., p. 87.)). » De cette manière, l’auteur travaille une conception de la temporalité bien plus difficile à saisir, notamment du fait qu’elle soit peu répandue dans nos modes d’appréhension du temps qui passe. Et pourtant, elle est une caractéristique intrinsèque de chacune de nos actions, un « attribut de la réalité elle‑même ((Ibid., p. 95.)) ».

Selon cette notion, l’humain est continuellement en transformation. La durée implique le devenir d’un état à l’autre et récuse la notion même d’état qui tente de fixer, dans une illusoire stabilité, la qualité d’un être. Ainsi, selon l’approche par la durée, je ne suis pas « joyeux », puis « triste ». Une telle vision relèverait du temps spatialisé qui isole des moments, des actions et des états qu’il mesure et organise à partir de repères extérieurs. En termes de durée, il est possible de dire que je vis à l’intérieur des fluctuations, même infinitésimales, de mes émotions, de telle manière qu’il est impossible de définir des états. L’humain est un processus, un « devenir », perpétuel.

Cette idée se qualifie à travers trois perspectives sur les mouvements de la vie humaine. Chacune permet de préciser ce qu’est la durée et ses oppositions avec le temps spatialisé. Le premier est dit qualitatif. C’est l’exemple, déjà donné, des changements émotionnels. L’humain fluctue constamment dans ses émotions, ses sensations, ses perceptions du monde, ce que le temps spatialisé capture à travers l’idée de passage d’un état à un autre, de mesure de la douleur ou encore du concept de représentations sociales. Il fige des formes de vie. Le second mouvement est évolutif. Il est le devenir de l’enfant vers l’adulte ou encore, du doctorant vers le docteur. Il désigne la transformation avec une dimension de progression. Le temps spatialisé appréhende cette avancée vers l’avenir, à travers les notions de stades ou de diplômes qui marquent des ruptures, un avant et un après, des points de passage. Pris à travers la durée, l’humain avance continuellement, il cumule successivement une multitude de transformations qui construisent son cheminement. Le troisième type de mouvement est dit extensif. Il implique qu’une action se déploie au fur et à mesure qu’elle se déroule, que son accomplissement et les transformations de l’environnement produisent diverses possibilités de continuation ou, au contraire, de multiples impasses. Cette compréhension s’oppose au temps spatialisé qui n’aborde l’agir qu’à partir de sa planification et de l’idée d’objectifs. Elle ne serait alors qu’un moyen et l’accomplissement, sans enjeu ni risques, de son programme de départ.

À travers cette mise en avant de la durée, Zarifian propose un nouveau rapport au temps qui intègre l’incertitude à côté de la persistance. Il encourage à donner sa pleine place au caractère incertain de l’action et de l’avenir, ainsi qu’à leur dimension créative. Il critique ainsi l’appréhension du futur comme déploiement assuré d’éléments contenus et prévus dans le présent ((J.-P. Boutinet, Vers une société des agendas, op. cit., p. 136‑137.)). Il oppose un mètre‑temps, abstrait, qui mesure tout, sans rien dire de ce qui se meut au cœur de l’action, à la vie prise comme mouvement perpétuel, incertain, construisant pas après pas les conditions de sa poursuite. Il oppose l’artificialité de l’étalon, devenue notre perception naturelle du temps, à la durée, qualité intrinsèque de la vie, pourtant peu perçue par nos contemporains.

S’il développe cette approche, c’est dans une perspective de critique et de transformation de notre rapport aux temporalités. Pour lui, « penser la durée, c’est pouvoir agir sur elle ((P. Zarifian, Temps et modernité, op. cit., p. 100.)). » En effet, si elle relève d’une caractéristique intrinsèque, Zarifian n’en appelle pas moins à créer les conditions pour un nouveau rapport au temps, qui mobiliserait la spatialité pour faire vivre la durée, pour la conscientiser et apprendre à vivre en son sein. Il précise ainsi que l’appréhension du temps ne se réalise pas « naturellement », tout comme la spatialisation nécessite, actuellement, des chaînes métrologiques pour se maintenir.

Dans cette même perspective, il est possible de lire le texte de Pascal Nicolas‑Le Strat sur l’écosophie du projet, comme une tentative d’outiller l’action pour qu’elle se décale de la spatialité vers la durée. Il y critique l’approche linéaire du projet pour définir, à la suite de Guattari, une démarche écosophique. Cette dernière refuse de déployer un programme pensé à l’avance, en considérant, dans une attention soutenue, chaque perturbation, chaque nouvelle donnée, chaque nouvelle formulation, comme autant d’occasions de repenser le projet pour le construire chemin faisant ((Pascal Nicolas-Le Strat, « L’écosophie du projet » dans Expérimentations politiques, Montpellier, Fulenn, 2009, p. 77‑86.)). À travers ce texte, il entend faire de l’inscription dans la durée une question pragmatique qui demande de s’outiller de concepts, d’une démarche, d’outils, etc. ((Le livre de Zarifian tente aussi de théoriser cette question pour l’outiller. Il est aussi possible de citer dans cette perspective deux autres textes : J.-P. Boutinet, Vers une société des agendas, op. cit. ; Bruno Latour, « L’impossible métier de l’innovation technique » dans Philippe Mustar et Hervé Penan (eds.), Encyclopédie de l’innovation, Paris, Économica, 2003, p. 9‑26.)) pour être construite plutôt que subie.

Éléments de rythmanalyse

La conceptualisation des « rythmes », comme centre de perspective pour étudier la vie dans son ensemble ((René Loureau, « Henrisques. Préface » dans Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse, 1992, p. 5‑10.)), a été ouverte par Lefebvre à l’occasion d’Éléments de rythmanalyse, un ouvrage à forte portée heuristique. Il propose de comprendre l’existence sociale comme un entrelacement de rythmes à analyser séparément, ainsi que dans leurs rapports les uns aux autres. Par cette démarche, il espère critiquer la réification qui fige le monde en choses, pour en saisir plutôt les mouvements. Cet aspect du travail de Lefebvre n’est pas sans rappeler l’objectif de l’ANT, ainsi que le travail de Zarifian. Et ce, d’autant plus que le rythme est toujours analysé à travers un assemblage d’entités qui rappelle l’approche par les dispositifs.

Il est bien difficile de conclure la lecture de cet ouvrage par une définition claire et précise des rythmes, tant la pensée de Lefebvre grouille furieusement de vie, de poésie et de complexité. Néanmoins, quelques éléments fondamentaux ressortent. La définition la plus simple qui puisse être donnée est la suivante : « Partout où il y a interaction d’un lieu, d’un temps et d’une dépense d’énergie, il y a rythme ((Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse, 1992, p. 26.)). » Ce dernier est donc à comprendre comme un mouvement, pris dans les quatre dimensions qui constituent notre univers. Mais il faut immédiatement lui adjoindre un aspect fondamental pour qu’il y ait rythmique : la répétition. Cette dernière implique une mesure, une unité, une structure, une contenance, une forme, etc. De plus, selon les mots de Lefebvre, elle est « loi, obligation calculée et prévue, projet ((bid., p. 17.)). » Mais, à l’instar de Zarifian, tout en reconnaissant les permanences, il affirme que toute répétition voit se produire des transformations. Ainsi, si le rythme implique le retour d’une forme, il est aussi le lieu potentiel de la nouveauté, de la créativité, du décalage.

À travers ce terme, le philosophe entend saisir des processus aussi différents à nos yeux que les marées, l’agitation des villes méditerranéennes, l’effervescence médiatique ou encore la musique. Chacun de ces phénomènes peut être appréhendé comme une décharge d’énergie, située dans le temps et l’espace, qui possède une organisation interne permettant de repérer des mesures et donc de la répétition. Le rythme joue, pour le philosophe, le même rôle métaconceptuel que le fait l’outillage théorique de l’ANT.

Il propose ensuite plusieurs distinctions binaires pour comprendre les phénomènes rythmiques. J’en retiens deux en particulier. Il distingue le cyclique des rythmes cosmiques et de la nature, du linéaire de la routine humaine. Ou, lisant entre les lignes, il est possible de voir le cyclique comme relevant des rythmes révolutionnaires, composés d’une ou plusieurs transformations qui se reproduisent, là où la linéarité est une action qui se répète à intervalles réguliers, sans impliquer d’évolution. Il propose aussi d’établir une distinction entre les traits quantitatifs des rythmes « qui marquent le temps et en distinguent les instants ((Ibid.))», des traits qualitatifs « qui relient, qui fondent les ensembles et qui en résultent ((Ibid., p.18.)) ».

Alhadeff‑Jones utilise cette notion pour penser la formation. Dans le cadre de la postmodernité, il met en avant le développement d’un présentéisme qui contraint les dispositifs formatifs à s’inscrire uniquement dans l’immédiateté du présent ((M. Alhadeff-Jones, « Pour une conception rythmique des apprentissages formateurs », art cit. Pour une telle critique, voir aussiJ.-P. Boutinet, Vers une société des agendas, op. cit.)). Ce qui se traduit par un raccourcissement, au nom de l’efficience, des durées des cursus. À cette dynamique s’ajoute une superficialité des processus de compréhension engagés. L’enjeu premier n’est plus de développer une nouvelle appréhension du monde et de l’existence, ainsi qu’un nouveau rapport à soi, mais plutôt d’apprendre à agir, avec effectivité, par rapport à des objectifs. De manière plus globale, il constate que les parcours de vie rencontrent, plus qu’auparavant, des changements réguliers de situation, dont l’impermanence peut perturber et entraîner des difficultés à percevoir l’intérêt d’une transformation profonde qui demande un temps long de formation et s’inscrit dans la durée.

À partir de cet état des lieux, Alhadeff‑Jone fait l’hypothèse de l’existence d’une tension entre ce que les dispositifs de formation, prônant des transformations personnelles, veulent faire et les moyens temporels dont ils disposent. Comment prendre le temps du changement dans un cadre rythmique qui se rétrécit ? Ce paradoxe est aussi facilité par l’impensé du temps dans le milieu des formateurs et andragogues. Cette dimension est un allant de soi que les professionnels n’essaient pas de penser dans ses évolutions et ses nouvelles modalités, faisant ainsi perdurer certains discours sur les objectifs de la formation, sans analyser les possibilités laissées par les nouvelles temporalités. À partir d’une critique de la théorie de l’apprentissage transformateur, Alhadeff‑Jones propose alors de réfléchir les conditions temporelles nécessaires pour que la formation puisse produire les effets qu’elle entend faire vivre aux apprenants.

Il mobilise, en tant qu’outil, le concept de rythme, tel que défini par Sauvanet ((Michel Alhadeff-Jones, « Concevoir les rythmes de la formation : entre fluidité, répétition et discontinuité » dans Philippe Maubant, Pascal Roquet et Chiara Biasin (eds.), Les temps heureux des apprentissages, Nîmes, Champ social, 2018, p. 17‑44.)). Ce dernier l’appréhende à travers trois entrées : sa structure, sa périodicité et son mouvement. Sa structure est donnée par les formes organisées d’activité qui le caractérisent et qui permettent de le distinguer d’autres rythmes. Par exemple, lors du chapitre précédent, j’ai présenté la structure des réunions, sous un angle qualitatif, en précisant les activités qu’elles impliquaient et leurs liens avec d’autres actions à l’extérieur. La périodicité désigne les répétitions des formes d’activité. De cette manière, il serait possible de préciser la périodicité de chaque type de réunion et d’y distinguer celles qui portent l’accomplissement d’un projet particulier, dont la période a un début et une fin, et celles qui accompagnent le quotidien de l’institution, organisées tout au long de l’année, à intervalles réguliers, peu importe les activités du moment. Le dernier critère, celui du mouvement, désigne ce qui se produit de singulier à l’intérieur des formes organisées d’activité. À travers ce dernier point, c’est la variation — la nouveauté produite dans la répétition d’une situation — qui est mise en avant. Pour les réunions, il s’agit des produits singuliers, lors de telle ou telle rencontre, à travers les processus généraux mobilisés à chaque fois.

Finalement, la notion de rythme permet de s’intéresser au temps qui s’écoule, dans un espace donné, mobilisant différentes entités, agencées dans un mouvement particulier. Il n’est ni temps spatialisé ni durée, mais il est l’organisation prise dans le mouvement du temps, à la fois rationalisé, mais aussi analysé pour les transformations qui s’y déroulent. Il permet alors d’appréhender les phénomènes temporels de manière intégrée. Cet outil conceptuel complète d’une manière pertinente la réflexion de Zarifian. En plus du contraste posé par le sociologue, le rythme permet d’envisager la manière dont spatialité et durée s’agencent dans la formation.